D'anciens sentiers muletiers mènent à ces fermes centenaires transformées en auberges, qui servent certains des fromages les plus célèbres de France et témoignent de son histoire pastorale.

Après cinq heures de marche, une fine pluie froide s'est mise à tomber. On m'avait dit qu'en mai, dans les Vosges, l'est de la France, le temps pouvait être soit festif, soit orageux et froid. Le silence presque total fut rompu par le tintement lointain des cloches des vaches. Je dépliai ma carte trempée et observai un petit point qui prit forme lorsque, parvenu au sommet d'une colline, j'aperçus une haute bâtisse de pierre au toit pourpre et aux fenêtres éclatantes. Je passai la nuit à Rothenbrunnen, une ferme-auberge nichée au cœur de ces champs verdoyants.
Les séjours à la ferme en Europe ont gagné en popularité ces dernières décennies, mais les fermes-auberges perchées en Alsace, près de la frontière allemande, se distinguent par leur ancienneté : certaines datent du XIXe siècle et elles sont reliées par des sentiers bien balisés qui mènent les randonneurs comme moi jusqu'à leurs portes. Après une randonnée sur les pentes herbeuses, à admirer les paysages bucoliques de forêts de pins sombres et de maisons aux toits rouges dans les vallées en contrebas, ces auberges rustiques proposent un repas marcaire traditionnel avec charcuterie et fromages fermiers, ainsi qu'un lit pour la nuit.
Depuis le IXe siècle, les marcaires mènent chaque printemps leurs troupeaux de la vallée du Munster jusqu'aux plateaux culminant à 1 200 mètres d'altitude pour y récolter les riches pâturages destinés à la fabrication de fromages locaux, dont le Munster à croûte lavée. En 1872, le Club Vosgien, association de randonnée, aménage les sentiers muletiers locaux en itinéraires de randonnée balisés, qu'il entretient encore aujourd'hui. Ces éleveurs se transforment en aubergistes à la fin du XIXe siècle. Rapidement, les randonneurs affluent chez les marcaires, dont le groupe a acquis une certaine notoriété.
« À l'époque, les marcaires ont commencé à offrir un peu de lard ou quelques pommes de terre aux randonneurs de passage », explique Sabine Naegel, d'Alsace Destination Tourisme. « C'est comme ça que l'idée a germé. »
Les agriculteurs locaux ont formé l'Association des Fermes-Auberges du Haut-Rhin en 1971 pour formaliser l'accord.
Aujourd'hui, 41 agriculteurs-aubergistes valorisent l'hospitalité, la simplicité et la générosité. Les membres doivent avant tout être agriculteurs, et leur charte inclut des critères environnementaux et touristiques.
« On ne peut pas tenir une auberge et élever deux ou trois vaches », a déclaré Naegel. « C'est l'inverse : on est agriculteur, et on présente ses produits à la ferme. »
Depuis 1970, Rothenbrunnen est une ferme laitière familiale produisant des fromages locaux. Elle propose sept chambres individuelles et une auberge de 15 lits pour les randonneurs, les skieurs de fond et les adeptes de VTT électriques. Figurant parmi les rares fermes-auberges ouvertes toute l'année, elle se distingue de ses voisines.
« Nous sommes nés dedans », a déclaré Valérie Schwebel, qui a acheté la propriété à ses parents en 2016 avec sa sœur Christelle Fest, son mari Frédéric et leur fils Kévin. « Nous n’avons jamais rien connu d’autre. »
La longue bâtisse en pierre abrite une grange à une extrémité et une salle à manger rustique ornée d'énormes cloches de vaches et de photos champêtres à l'autre. À l'étage, ma chambre confortable aux murs lambrissés, avec deux lits jumeaux, une armoire et une salle de bain séparée où je me suis déshabillée et ai pris une douche chaude.
Nombreux sont ceux qui ont parcouru les 7 km séparant Metzeral, gare parisienne, de Rothenbrunnen. Les sentiers balisés du Club Vosgien, au départ de la gare de Metzeral, mènent au Petit Ballon, l'un des plus hauts sommets des Vosges. Contrairement au plus haut, le Hohneck, que j'ai gravi la veille, le Petit Ballon, qui surplombe les résidences de Munster et Sondernach et offre plusieurs aires de pique-nique, est accessible aux débutants. L'office de tourisme local propose toutefois des visites guidées.
À Rothenbrunnen, Frédéric, un chauffeur routier retraité qui a repris la cuisine il y a quelques années, prépare le petit-déjeuner et le dîner pour les clients qui y passent la nuit.
La charte de Rothenbrunnen exige que 55% de ses repas soient préparés à partir de produits de l'exploitation familiale. Mon dîner a débuté par une assiette de charcuterie, dont la saucisse de bœuf de Rothenbrunnen. Le repas comprenait un pâté de porc fait maison, des salades de légumes frais et du roïgabrageldi, un ragoût de pommes de terre mijoté au beurre fermier. En dégustant une tarte aux myrtilles sauvages, j'ai repensé aux buissons de brimbelles que j'avais croisés en venant et aux bébés chamois.
Après avoir mangé, je suis sortie. Kévin avait jugé que la température était assez douce pour que leur troupeau de soixante vaches passe sa première nuit de la saison à la belle étoile. Les étoiles scintillaient tandis que je m'endormais, la lucarne amplifiant le rythme de la pluie.
Le petit-déjeuner comprenait du beurre fermier, de la confiture et du fromage. Les tommes à croûte lavée, moelleuses et persillées, étaient plus appétissantes le matin que le Munster, fromage à pâte molle au goût prononcé, même si j'adore sa saveur riche en umami et en bouillon. Marie Fest, 21 ans, fabrique chaque jour le fromage à croûte lavée de la famille Fest à Rothenbrunnen. Après le petit-déjeuner, elle m'a invitée à la rejoindre à la fromagerie pendant qu'elle remplissait des moules perforés de caillé crémeux et compact. Elle doit attendre le lait d'été, plus riche, pour fabriquer les tommes plus grosses de la famille, les Barikass et son préféré, Le Randonneur.
« On ajoute des épices et autres ingrédients », précise-t-elle en incorporant de l'ail nouveau et des tomates séchées au doux Le Randonneur. « Ça le rend un peu plus savoureux. » Après l'égouttage, Frédéric, le père de Marie, supervise l'affinage des fromages dans la cave. Il lave minutieusement chaque fromage à pâte molle avec de la saumure pour lui donner la croûte collante et rouillée caractéristique du Munster.
Bien que respectant la recette, le fromage familial ne peut légalement porter le nom de sa vallée, le Munster étant protégé par une AOP, au même titre que le Champagne et le Parmigiano-Reggiano. Par charte, le Munster ne peut être produit que dans sept départements des Vosges, avec le lait de vaches Vosgienne, Simmental, Prim'Holstein ou Montbéliarde, mais les éleveurs privilégient la race Vosgienne, reconnaissable à son pelage noir et blanc, pour mettre en valeur le terroir local.
Le grand-père de Valérie et Christelle a adopté des Tarentaises dans sa ferme de la vallée de Breitenbach en 1960 après avoir perdu tout son troupeau à cause de la brucellose [maladie bactérienne] et est « tombé amoureux » de sept veaux roux de Savoie.
La charte des fermes-auberges ne précise nulle part quelles espèces de bovins les éleveurs sont autorisés à élever. Un fermier-aubergiste peut élever des tarentaises et des truites, comme l'a fait l'un d'entre eux jusqu'à sa retraite. Le comité d'AOP est restrictif et, il y a deux ans, il a interdit aux fermes d'apposer l'appellation « Munster » sur leurs emballages.
« Mon grand-père a reçu des prix du Munster », a fait remarquer Christelle. « On ne devrait pas évaluer les races de vaches en fonction de leurs pâturages. »
« C’est dommage d’en être arrivés là », a déclaré Frédéric.
La famille ne modifiera pas sa recette, seulement l'étiquette, qui indique désormais « M1ster » au lieu de « Munster ». Riche et onctueux, son goût rappelle celui des œufs au plat. Le M1ster est plus salé qu'odorant, avec une texture friable proche de celle de la feta et une structure compacte qui en font le fromage idéal pour les sandwichs en randonnée.
Avec l'afflux croissant de touristes citadins dans cette région vallonnée, la famille a dû adapter son hébergement à la ferme, au-delà de la simple étiquette des fromages. « Ils vont paître avec les vaches », explique Christelle. La nouvelle carte de Frédéric propose des cheeseburgers fermiers et des omelettes végétariennes, mais les options véganes sont limitées. En effet, l'obligation, pour la ferme-auberge, de mettre en valeur les produits de la ferme rend impossible le service de légumes frais en grande quantité, difficiles à cultiver à cette altitude. « On a essayé », répond Frédéric. « Les températures ne le permettent tout simplement pas. »
Cela risque de ne pas durer longtemps à cause du changement climatique. Rothenbrunnen est depuis longtemps une destination prisée des vacanciers hivernaux qui viennent y pratiquer le ski de fond, la raquette et les promenades en traîneau à chiens. Avec le réchauffement climatique, Kévin garde ses vaches en altitude toute l'année, contrairement à son arrière-grand-père qui menait le troupeau de Breitenbach en montagne en mai, à la fonte des neiges. « Les hivers ne sont plus aussi rudes qu'avant », confie-t-il.
L'absence de neige a également eu une incidence sur la consommation d'eau. Des panneaux dans toute l'auberge invitent les visiteurs à économiser l'eau, et des réducteurs de pression pour les douches et les toilettes y contribuent.
Rothenbrunnen perdure malgré les changements du monde, et l'auberge affichait complet en cette sombre journée de mai. Kévin et Marie sont prêts à perpétuer la tradition avec enthousiasme et fierté.


